~ LA PETITE POUCETTE ~
Il
y avait une fois, une femme qui aurait bien voulu avoir un tout petit enfant,
mais elle ne savait pas du tout comment elle pourrait se le procurer; elle alla
donc trouver une vieille sorcière, et lui dit :
- J'aurais grande envie
d'avoir un petit enfant, ne veux-tu pas me dire où je pourrais m'en procurer un
?
- Si, nous allons bien en venir à bout ! dit la sorcière. Tiens, voilà un
grain d'orge, il n'est pas du tout de l'espèce qui pousse dans le champ du
paysan, ou qu'on donne à manger aux poules, mets-le dans un pot, et tu verras
!
- Merci, dit la femme.
Et elle donna douze shillings à la sorcière,
rentra chez elle, planta le grain d'orge, et aussitôt poussa une grande fleur
superbe qui ressemblait tout à fait à une tulipe, mais
les pétales se
refermaient, serrés comme si elle était encore en bouton.
- C'est une belle
fleur, dit la femme.
Et elle l'embrassa sur les beaux pétales rouges et
jaunes, mais au moment même de ce baiser, la fleur s'ouvrit avec un grand bruit
d'explosion. C'était vraiment une tulipe, ainsi qu'il apparut alors, mais au
milieu d'elle, assise sur le siège vert, était une toute petite fille, mignonne
et gentille, qui n'était pas plus haute qu'un pouce, et qui, pour cette raison,
fut appelée Poucette.
Elle eut pour berceau une coque de noix laquée, des
pétales bleus de violettes furent ses matelas, et des pétales de roses son
édredon ; c'est là qu'elle dormait la nuit, et le jour elle jouait sur la table,
où la femme avait posé une assiette entourée d'une couronne de fleurs dont les
tiges trempaient dans l'eau ; un grand pétale de tulipe y flottait, où Poucette
pouvait se tenir et naviguer d'un bord à l'autre de l'assiette ; elle avait pour
ramer deux crins de cheval blanc. C'était charmant. Et elle savait aussi
chanter, et son chant était doux et gentil, tel qu'on n'avait jamais entendu le
pareil ici.
Une nuit qu'elle était couchée dans son délicieux lit, arriva
une vilaine grenouille qui sauta par la fenêtre ; il y avait un carreau cassé.
La grenouille était laide, grosse et mouillée, elle sauta sur la table où
Poucette était couchée et dormait sous l'édredon de feuilles de roses
rouges.
"Ce serait une femme parfaite pour mon fils !!" se dit la grenouille,
et elle s'empara de la coque de noix où Poucette dormait, et, à travers le
carreau, sauta dans le jardin avec elle.
Tout près de là coulait un grand et
large ruisseau ; mais le bord en était bourbeux et marécageux ; c'est là
qu'habitait la grenouille avec son fils. Hou ! lui aussi était laid et vilain,
il ressemblait tout à fait à sa mère; koax, koax, brékékékex! c'est tout ce
qu'il sut dire quand il vit la jolie fille dans la coque de noix.
- Ne parle
pas si haut, tu vas la réveiller ! dit la vieille grenouille, elle pourrait
encore nous échapper, car elle est légère comme duvet de cygne; nous la mettrons
sur une des larges feuilles de nénuphar, ce sera pour elle, si petite et légère,
comme une île ; de là, elle ne pourra pas s'enfuir, pendant que nous préparerons
la belle chambre, sous la vase, où vous habiterez.
Dans le ruisseau
poussaient beaucoup de nénuphars dont les larges feuilles vertes semblaient
flotter à la surface de l'eau ; la feuille la plus éloignée était aussi la plus
grande de toutes; c'est là que la vieille grenouille nagea et plaça la coque de
noix avec Poucette.
La pauvre petite mignonne se réveilla de très bonne heure
le matin, et lorsqu'elle vit où elle était, elle se mit à pleurer amèrement, car
il y avait de l'eau de tous les côtés autour de la grande feuille verte, elle ne
pouvait pas de tout aller à terre.
La vieille grenouille était au fonde de la
vase et ornait la chambre avec des roseaux et des boutons jaunes de nénuphar -
il fallait que ce fût tout à fait élégant pour sa nouvelle bru - et avec son
vilain fils elle nagea vers la feuille où était Poucette afin de prendre à eux
deux le beau lit, et l'installer dans la chambre de l'épousée, avant qu'elle y
vînt elle-même. La vieille grenouille s'inclina profondément dans l'eau devant
elle et dit :
- Voilà, mon fils, il sera ton mari, et vous aurez un délicieux
logement au fond de la vase.
- Koax, koax, brékékékex!
C'est tout ce que
le fils put dire.
Et ils prirent le gentil petit lit et partirent avec à la
nage, et Poucette resta toute seule et pleura sur la feuille verte, car elle ne
voulait pas demeurer chez la vilaine
grenouille, ni avoir son fils si laid
pour mari. Les petits poissons qui nageaient dans l'eau avait bien vu la
grenouille et entendu ce qu'elle avait dit, et ils sortirent la tête de l'eau
ils voulaient voir la petite fille. Aussitôt qu'ils l'eurent vue, ils la
trouvèrent charmante, et cela leur fit de la peine qu'elle dût descendre chez la
vilaine grenouille. Non, il ne le fallait pas. Ils s'assemblèrent sous l'eau
tout autour de la tige qui tenait la feuille, et mordillèrent la tige, si bien
que la feuille descendit le cours du ruisseau, emportant Poucette loin, très
loin, où la grenouille ne pouvait pas aller.
Poucette navigua, passa devant
beaucoup d'endroits, et les petits oiseaux perchés sur les arbustes la voyaient
et chantaient : quelle gentille demoiselle! La feuille avec elle, s'éloigna de
plus en plus ; c'est ainsi que Poucette partit pour l'étranger.
Un joli
petit papillon blanc ne cessait de voler autour d'elle, et finit par se poser
sur la feuille, car Poucette lui plaisait, et elle était bien contente, car la
grenouille ne pouvait plus l'atteindre, et le lieu où elle naviguait était très
agréable; le soleil luisait sur l'eau, c'était comme de l'or magnifique. Et elle
défit sa ceinture, en attacha un bout au papillon, et fixa l'autre bout dans la
feuille, et ainsi la feuille prit une course beaucoup plus rapide, et elle avec,
puisqu'elle était dessus. À ce moment arriva en volant un grand hanneton, il
l'aperçut, et aussitôt saisit dans ses pinces la taille grêle de la petit, qu'il
emporta dans un arbre, mais la feuille verte continua de descendre le courant,
et le papillon de voler avec, car il était attaché à la feuille et ne pouvait
pas s'en libérer.
Dieu! comme Poucette fut effrayée lorsque le hanneton
s'envola dans l'arbre avec elle, mais surtout elle fut chagrinée pour le beau
papillon blanc qu'elle avait attaché à la feuille; s'il ne parvenait pas à se
libérer, il allait mourir de faim. Mais c'était bien égal au hanneton. Avec elle
il se plaça sur la plus grande feuille verte de l'arbre, lui donna le pollen des
fleurs à manger, et lui dit qu'elle était très gentille, bien qu'elle ne
ressemblât pas du tout à un hanneton. Ensuite tous les autres hannetons qui
habitaient l'arbre vinrent lui rendre visite, ils regardèrent Poucette, et les
demoiselles hannetons allongèrent leurs antennes et dirent :
- Elle n'a tout
de même que deux pattes, c'est misérable, et elle n'a pas d'antennes !
- Elle
a la taille trop mince, fi ! elle ressemble à l'espèce humaine! Qu'elle est
laide!
Et pourtant le hanneton qui l'avait prise la trouvait très gentille,
mais comme tous les autres disaient qu'elle était vilaine, il finit par le
croire aussi, et ne voulut plus l'avoir !
elle pouvait s'en aller où elle
voulait. On vola en bas de l'arbre avec elle, et on la posa sur une grande
marguerite ; là, elle pleura parce qu'elle était si laide que les hannetons ne
voulaient pas d'elle, et elle était pourtant l'être le plus délicieux que l'on
put imaginer, délicat et pur comme le plus beau pétale de rose.
La preuve
Poucette vécut toute seule tout l'été dans la grande forêt. Elle se tressa un
lit de brins d'herbe et l'accrocha sous une grande feuille de patience, en sorte
qu'il ne pouvait pleuvoir sur elle ; elle récoltait le pollen des fleurs et s'en
nourrissait, et elle buvait la rosée qui était tous les matins sur les feuilles;
ainsi passèrent l'été et l'automne, mais vint alors l'hiver, le froid et long
hiver. Tous les oiseaux qui lui avaient chanté de belles chansons s'en allèrent,
les arbres et les fleurs se fanèrent, la grande feuille de patience sous
laquelle elle avait habité se recroquevilla et devint un pédoncule jaune fané,
et elle eut terriblement froid, car ses vêtements étaient déchirés, et elle-même
était si petite et si frêle, la pauvre Poucette, qu'elle devait mourir de froid.
Il se mit à neiger, et chaque flocon de neige qui tombait sur elle était comme
un paquet de neige qu'on jetterait sur nous, car nous sommes grands et elle
n'avait qu'un pouce. Alors elle s'enveloppa dans une feuille fanée, mais cela ne
pouvait pas la réchauffer, elle tremblait de froid.
À l'orée de la forêt,
où elle était alors parvenue, s'étendait un grand champ de blé, mais le blé n'y
était plus depuis longtemps, seul le chaume sec et nu se dressait sur la terre
gelée. C'était pour elle comme une forêt qu'elle parcourait. Oh! comme elle
tremblait de froid. Elle arriva ainsi à la porte de la souris des champs.
C'était un petit trou au pied des fétus de paille. La souris avait là sa bonne
demeure tiède, toute sa chambre pleine de grain, cuisine et salle à manger. La
pauvre Poucette se plaça contre la porte, comme toute pauvre mendiante, et
demanda un petit morceau de grain d'orge, car depuis deux jours elle n'avait
rien eu du tout à manger.
- Pauvre petite, dit la souris, car c'était
vraiment une bonne vieille souris des champs, entre dans ma chambre chaude
manger avec moi!
Puis, comme Poucette lui plut, elle dit:
- Tu peux bien
rester chez moi cet hiver, mais il faudra tenir ma chambre tout à fait propre et
me conter des histoires, car je les aime beaucoup.
Et Poucette fit ce que
demandait la bonne vieille souris, et vécut parfaitement.
- Nous aurons
bientôt une visite, dit la souris des champs, mon voisin a l'habitude de venir
me voir tous les jours de la semaine. Il se tient enfermé encore plus que moi,
il a de grandes salles et il porte une délicieuse pelisse de velours noir; si tu
pouvais l'avoir pour mari, tu n'aurais besoin de rien; mais il ne voit pas
clair. Il faudra lui conter les plus belles histoires que tu saches.
Mais
Poucette ne se souciait pas d'avoir le voisin, qui était une taupe. Il vint
rendre visite dans sa pelisse de velours noir. Il était riche et instruit, dit
la souris des champs, son appartement était aussi vingt fois plus grand que
celui de la souris, et il était plein de science, mais il ne pouvait supporter
le soleil et les belles fleurs, il en disait du mal, car il ne les avait jamais
vues. Poucette dut chanter, et elle chanta " Hanneton, vole, vole " et " Le
moine va aux champs", et la taupe devint amoureuse d'elle à cause de sa belle
voix, mais ne dit rien, car c'était une personne circonspecte.
Elle s'était
récemment construit un long corridor dans la terre, de sa demeure à celle de la
souris, et elle permit à la souris et a Poucette de s'y promener tant qu'elles
voudraient. Mais elle leur di de ne pas avoir peur de l'oiseau mort qui gisait
dans le corridor. C'était un oiseau entier avec bec et plumes, qui sûrement
était mort depuis peu, au commencement de l'hiver, et avait été enterré juste à
l'endroit où elle avait fait son corridor.
La taupe prit dans sa bouche un
morceau de mèche, car cela brille comme du feu dans l'obscurité, et elle marcha
devant eux et les éclaira dans le long couloir sombre; lorsqu'ils arrivèrent à
l'endroit où gisait l'oiseau mort, la taupe dresse en l'air son large nez et
heurta le plafond, et cela fit un grand trou par lequel la lumière put briller.
Sur le sol gisait une hirondelle morte, ses jolies ailes plaquées contre son
corps, les pattes et la tête cachées sous les plumes. Le pauvre oiseau était
évidemment mort de froid. Poucette en eut de la peine, elle aimait tant tous les
petits oiseaux, qui avaient si joliment chanté et gazouillé pour elle tout
l'été, mais la taupe donna un coup de ses courtes pattes à l'hirondelle, et dit
:
- Elle ne piaillera plus! ça doit être lamentable de naître petit oiseau.
Dieu merci, aucun de mes enfants ne sera ainsi, un oiseau pareil n'a rien
d'autre pour lui que son "qvivit", et doit mourir de faim l'hiver!
- Oui,
vous pouvez le dire, vous qui êtes prévoyant, dia la souris. Qu'a l'oiseau pour
tout son "qvivit", quand vient l'hiver? Il doit avoir faim et geler; mais ce
"qvivit" est tout de même une grande chose!
Poucette ne dit rien, mais
lorsque les deux autres eurent tourné le dos à l'oiseau, elle se baissa, écarta
les plumes qui recouvraient la tête de l'hirondelle, et la baisa sur ses
yeux
clos. "C'est peut-être celle qui a si joliment chanté pour moi cet été, se
dit-elle, quelle joie il m'a procurée, le bel oiseau!"
Puis la taupe boucha
le trou par où le jour luisait, et les dames l'accompagnèrent à sa demeure. Mais
la nuit, Poucette ne put dormir, elle e se leva de son lit et tressa une belle
couverture de paille dont elle alla envelopper l'oiseau mort, et elle mit du
coton moelleux, qu'elle avait trouvé chez la taupe, autour du corps de l'oiseau,
afin qu'il put être au chaud dans la terre froide.
-Adieu, beau petit oiseau,
dit-elle. Adieu, et merci pour tes délicieux chants de cet été, lorsque tous les
arbres étaient verts et que le soleil brillait si chaud au-dessus de nous!
Et
elle posa sa tête sur la poitrine de l'oiseau, mais fut aussitôt très effrayée,
car il y avait comme des battements à l'intérieur. C'était le coeur de l'oiseau.
L'oiseau n'était pas mort, il était engourdi, et la chaleur l'avait
réanimé.
À l'automne toutes les hirondelles s'envolent vers les pays
chauds, mais il en est qui s'attardent, et elles ont tellement froid qu'elles
tombent comme mortes, elles restent où elles sont tombées, et la froide neige
les recouvre.
Poucette était toute tremblante de frayeur, car l'oiseau était
fort grand, à côté d'elle qui n'avait qu'un pouce, mais elle rassembla son
courage, pressa davantage le coton autour de la pauvre hirondelle, et alla
chercher une feuille de menthe crépue, qu'elle avait eue elle-même comme
couverture, et la passa sur la tête de l'oiseau.
La nuit suivante elle se
glissa de nouveau vers lui, et il était alors tout à fait vivant, mais très
faible; il ne put ouvrir qu'un instant ses yeux et voir Poucette, qui était là,
un morceau de mèche à la main, car elle n'avait pas d'autre lumière.
- Sois
remerciée, gentille enfant lui dit l'hirondelle malade, j'ai été délicieusement
réchauffé, bientôt j'aurais repris des forces et de nouveau je pourrai voler aux
chauds rayons du soleil!
- Oh! dit Poucette, il fait froid dehors, il neige
et il gèle, reste dans ton lit chaud, je te soignerai.
Elle apporta de l'eau
dans un pétale de fleur à l'hirondelle, qui but et raconta comment elle s'était
blessée l'aile à une ronce, et n'avait pas pu voler aussi vite que les
autres
hirondelles, qui étaient parties loin, très loin, vers les pays
chauds. Elle avait fini par tomber à terre, ensuite elle ne se rappelait plus
rien, et ne savait pas du tout comment elle était venue là.
Tout l'hiver elle
y restera, et Poucette fut bonne pour elle, et l'aima beaucoup; ni la taupe ni
la souris des champs ne s'en doutèrent, car elles ne pouvaient sentir la pauvre
malheureuse hirondelle.
Dès que vint le printemps et que le soleil
réchauffa la terre, l'hirondelle dit adieu à Poucette, qui ouvrit le trou fait
par la taupe au-dessus. Le soleil rayonnait superbe au- dessus d'elles, et
l'hirondelle demanda à Poucette si elle ne voulait pas venir avec elle, car elle
pourrait se mettre sur son dos, elles s'envoleraient ensemble loin dans la forêt
verte. Mais Poucette savait que cela ferait de la peine à la vieille souris des
champs, si elle la quittait ainsi.
- Non je ne peux pas, dit Poucette.
-
Adieu, adieu, bonne et gentille fille, dit l'hirondelle en s'envolant au
soleil.
Poucette la suivit des yeux, et ses yeux se mouillèrent, car elle
aimait beaucoup la pauvre hirondelle.
- Qvivit! qvivit! chanta
l'oiseau.
Et il s'éloigna dans la forêt verte.
Poucette était triste. Elle
n'eut pas la permission de sortir au chaud soleil: le blé, qui était semé sur le
champ au-dessus de la maison de la souris, poussa d'ailleurs haut en
l'air,
c'était une forêt drue pour la pauvre petite fille qui n'avait qu'un pouce.
-
Cet été tu vas coudre ton costume, lui dit la souris, car sa voisine,
l'ennuyeuse taupe à la pelisse de velours noir, l'avait demandé en mariage. Tu
n'auras de la laine et du linge. Tu auras de quoi t'asseoir et te coucher, quand
tu seras la femme de la taupe!
Poucette dut filer à la quenouille, et la
souris embaucha quatre araignées pour filer et tisser nuit et jour. Tous les
soirs la taupe venait en visite, et parlait toujours de la fin
de l'été,
quand le soleil serait beaucoup moins chaud, car pour le moment il brûlait la
terre, qui était comme une pierre; quand l'été serait fini auraient lieu les
noces avec Poucette; mais la petite n'était pas contente, car elle n'aimait pas
du tout l'ennuyeuse taupe. Tous les matins, quand le soleil se levait, et tous
les soirs quand il se couchait, elle se glissait dehors à la porte, et si le
vent écartait les sommets des tiges, de façon qu'elle pouvait voir le ciel bleu,
elle se disait que c'était clair et beau, là dehors, et elle désirait bien
vivement revoir sa chère hirondelle; mais elle ne reviendrait jamais, elle
volait sûrement très loin dans la forêt verte.
Lorsque l'automne arriva,
Poucette eut sa corbeille toute prête.
- Dans quatre semaines ce sera la
noce, lui dit la souris.
Et Poucette pleura et dit qu'elle ne voulait pas de
l'ennuyeuse taupe.
- Tatata, dit la souris, ne regimbe pas, sans quoi je te
mords avec ma dent blanche! C'est un excellent mari que tu auras, la reine
elle-même n'a pas une pelisse de velours noir pareille. Il a cuisine et cave.
Remercie Dieu de l'avoir.
La noce devait donc avoir lieu. La taupe était
venue déjà pour prendre Poucette, qui devait habiter avec son mari au profond de
la terre, ne jamais sortir au chaud soleil qu'il ne pouvait pas supporter. La
pauvre enfant était tout affligée, elle voulait dire adieu au beau soleil, que
du moins, chez la souris, il lui avait été permis de regarder de la porte.
-
Adieu, lumineux soleil! dit-elle, les bras tendus en l'air, et elle fit quelques
pas hors de la demeure de la souris, car le blé avait été coupé, il ne restait
plus que le chaume sec. Adieu, adieu! dit-elle, et elle entoura de ses bras une
petite fleur rouge qui était là! Salue de ma part la petite hirondelle, si tu la
vois.
- Qvivit! qvivit! dit-on à ce moment au-dessus de sa tête.
Elle
regarda en l'air, c'était la petite hirondelle, qui passait justement. Aussitôt
qu'elle vit Poucette, elle fut ravie; la fillette lui raconta qu'elle ne voulait
pas du tout avoir
pour mari la vilaine taupe, et qu'elle habiterait ainsi au
fond de la terre, où le soleil ne brillerait jamais. De cela, elle ne pouvait
s'empêcher de pleurer.
- Voilà le froid hiver qui vient, dit la petite
hirondelle, je m'envole au loin vers les pays chauds, veux-tu venir avec moi? Tu
peux te mettre sur mon dos, tu n'as qu'à t'attacher fortement avec ta ceinture,
et nous nous envolerons loin de la vilaine taupe et de sa sombre demeure, bien
loin par-dessus les montagnes jusqu'aux pays chauds où le soleil luit, plus beau
qu'ici, où c'est toujours l'été avec des fleurs exquises. Viens voler avec moi,
chère petite Poucette qui m'a sauvé la vie lorsque je gisais gelée dans le
sombre caveau de terre!
- Oui j'irais avec toi, dit Poucette, qui se mit sur
le dos de l'oiseau, les pieds sur ses ailes étendues, et attacha fortement sa
ceinture à une des plus grosses plumes.
Et ainsi l'hirondelle s'éleva haut
dans l'air, au-dessus de la forêt et au-dessus de la mer, haut au-dessus des
grandes montagnes toujours couvertes de neige, et Poucette eut froid dans l'air
glacé, mais elle se recroquevilla sous les plumes chaudes de l'oiseau, et passa
seulement sa petite tête pour voir toute la splendeur étalée sous
elle.
Et elles arrivèrent aux pays chauds. Le soleil y brillait, beaucoup
plus lumineux qu'ici. Le ciel était deux fois plus élevé, et dans des fossés et
sur des haies poussaient de délicieux raisins blancs et bleus. Dans les forêt
pendaient des citrons et des oranges, les myrtes et la menthe crépue
embaumaient, et sur la route couraient de délicieux enfants qui jouaient avec de
grands papillons diaprés. Mais l'hirondelle vola plus loin encore, et ce fut de
plus en plus beau. Sous de magnifiques arbres verts au bord de la mer bleue se
trouvait un château de marbre d'une blancheur éclatante, fort ancien. Les ceps
de vigne enlaçaient les hautes colonnes; tout en haut étaient de nombreux nids
d'hirondelle, et dans l'un d'eux habitait celle qui portait Poucette.
- Voilà
ma maison, dit l'hirondelle, mais si tu veux te chercher une des superbes fleurs
qui poussent en bas, je t'y poserai, et tu seras aussi bien que tu peux le
désirer.
- C'est parfait, dit Poucette, et ses petites mains battirent.
Il
y avait par terre une grande colonne de marbre blanc qui était tombée et s'était
cassée en trois morceaux, entre lesquels poussaient les plus belles fleurs
blanches.
L'hirondelle y vola et déposa Poucette sur l'une des larges
pétales; mais quelle surprise fut celle de la petite fille! Un petit homme était
assis au milieu de la fleur, aussi blanc et transparent que s'il avait été de
verre; il avait sur la tête une belle couronne d'or et aux épaules de jolies
ailes claires, et il n'était pas plus grand que Poucette. C'était l'ange de la
fleur. Dans chaque fleur habitait un pareil ange, homme ou femme, mais celui-là
était le roi de tous.
- Oh! qu'il est beau, chuchota Poucette à
l'hirondelle.
Le petit prince fut très effrayé par l'hirondelle, car elle
était un énorme oiseau à côté de lui, qui était si petit et menu, mais lorsqu'il
vit Poucette il fut enchanté, c'était la plus belle fille qu'il eût encore
jamais vue. Aussi prit-il sur sa tête sa couronne d'or qu'il plaça sur la
sienne, lui demanda comment elle s'appelait et si elle voulait être sa femme,
elle serait ainsi la reine de toutes les fleurs! Oh! c'était là un mari bien
différent du fils de la grenouille et de la taupe à la pelisse de velours noir.
Elle dit donc oui au charmant prince, et de chaque fleur arriva une dame ou un
jeune homme, si gentil que c'était un plaisir des yeux; chacun apportait un
cadeau à Poucette, mais le meilleur de tous fut une couple de belles ailes d'une
grande mouche blanche; elles furent accrochées au dos de Poucette, qui put ainsi
voler d'une fleur à l'autre; c'était bien agréable, et la petite hirondelle
était là-haut dans son nid et chantait du mieux qu'elle pouvait, mais en son
coeur elle était affligée, car elle aimait beaucoup Poucette,et aurait voulu ne
jamais s'en séparer.
- Tu ne t'appelleras pas Poucette, lui dit l'ange de la
fleur, c'est un vilain nom, et tu es si belle. Nous t'appellerons Maia.
-
Adieu, adieu! dit la petite hirondelle, qui s'envola de nouveau, quittant les
pays chaud pour aller très loin, jusqu'en Danemark.
C'est là qu'elle avait un
nid au-dessus de la fenêtre où habite l'homme qui sait conter des contes, elle
lui a chanté son "qvivit, qvivit!" et c'est de là que nous tenons toute
l'histoire.
FIN
~ LA PETITE SIRENE ~
Au
large dans la mer, l'eau est bleue comme les pétales du plus beau bleuet et
transparente comme le plus pur cristal; mais elle est si profonde qu'on ne peut
y jeter l'ancre et qu'il faudrait mettre l'une sur l'autre bien des tours
d'église pour que la dernière émerge à la surface. Tout en bas, les habitants
des ondes ont leur demeure.
Mais n'allez pas croire qu'il n'y a là
que des fonds de sable nu blanc, non il y pousse les arbres et les plantes les
plus étranges dont les tiges et les feuilles sont si souples qu'elles ondulent
au moindre mouvement de l'eau. On dirait qu'elles sont vivantes. Tous les
poissons, grands et petits, glissent dans les branches comme ici les oiseaux
dans l'air.
A l'endroit le plus profond s'élève le château du Roi de la Mer.
Les murs en sont de corail et les hautes fenêtres pointues sont faites de
l'ambre le plus transparent, mais le toit est en coquillages qui se ferment ou
s'ouvrent au passage des courants. L'effet en est féerique car dans chaque
coquillage il y a des perles brillantes dont une seule serait un ornement
splendide sur la couronne d'une reine.
Le Roi de la Mer était veuf
depuis de longues années, sa vieille maman tenait sa maison. C'était une femme
d'esprit, mais fière de sa noblesse; elle portait douze huîtres à sa queue, les
autres dames de qualité n'ayant droit qu'à six. Elle méritait du reste de grands
éloges et cela surtout parce qu'elle aimait infiniment les petites princesses de
la mer, filles de son fils. Elles étaient six enfants charmantes, mais la plus
jeune était la plus belle de toutes, la peau fine et transparente tel un pétale
de rose blanche, les yeux bleus comme l'océan profond ... mais comme toutes les
autres, elle n'avait pas de pieds, son corps se terminait en queue de poisson.
Le château était entouré d'un grand jardin aux arbres rouges et bleu sombre,
aux fruits rayonnants comme de l'or, les fleurs semblaient de feu, car leurs
tiges et leurs pétales pourpres ondulaient comme des flammes. Le sol était fait
du sable le plus fin, mais bleu comme le soufre en flammes. Surtout cela planait
une étrange lueur bleuâtre, on se serait cru très haut dans l'azur avec le ciel
au-dessus et en dessous de soi, plutôt qu'au fond de la mer.
Par temps très
calme, on apercevait le soleil comme une fleur de pourpre, dont la corolle
irradiait des faisceaux de lumière.
Chaque princesse avait son carré de
jardin où elle pouvait bêcher et planter à son gré, l'une donnait à sa corbeille
de fleurs la forme d'une baleine, l'autre préférait qu'elle figurât une sirène,
mais la plus jeune fit la sienne toute ronde comme le soleil et n'y planta que
des fleurs éclatantes comme lui.
C'était une singulière enfant, silencieuse
et réfléchie. Tandis que ses sœurs ornaient leurs jardinets des objets les plus
disparates tombés de navires naufragés, elle ne voulut, en dehors des fleurs
rouges comme le soleil de là- haut, qu'une statuette de marbre, un charmant
jeune garçon taillé dans une pierre d'une blancheur pure, et échouée, par suite
d'un naufrage, au fond de la mer. Elle planta près de la statue un saule
pleureur rouge qui grandit à merveille. Elle n'avait pas de plus grande joie que
d'entendre parler du monde des humains. La grand-mère devait raconter tout ce
qu'elle savait des bateaux et des villes, des hommes et des bêtes et, ce qui
l'étonnait le plus, c'est que là- haut, sur la terre, les fleurs eussent un
parfum, ce qu'elles n'avaient pas au fond de la mer, et que la forêt y fût verte
et que les poissons voltigeant dans les branches chantassent si délicieusement
que c'en était un plaisir. C'étaient les oiseaux que la grand-mère appelait
poissons, autrement les petites filles ne l'auraient pas comprise, n'ayant
jamais vu d'oiseaux.
- Quand vous aurez vos quinze ans, dit la grand-mère,
vous aurez la permission de monter à la surface, de vous asseoir au clair de
lune sur les rochers et de voir passer les grands vaisseaux qui naviguent et
vous verrez les forêts et les villes, vous verrez !
Au cours de l'année,
l'une des sœurs eut quinze ans et comme elles se suivaient toutes à un an de
distance, la plus jeune devait attendre cinq grandes années avant de pouvoir
monter du fond de la mer.
Mais chacune promettait aux plus jeunes de
leur raconter ce qu'elle avait vu de plus beau dès le premier jour, grand-mère
n'en disait jamais assez à leur gré, elles voulaient savoir tant de choses !
Aucune n'était plus impatiente que la plus jeune, justement celle qui avait
le plus longtemps à attendre, la silencieuse, la pensive ...
Que de nuits
elle passait debout à la fenêtre ouverte, scrutant la sombre eau bleue que les
poissons battaient de leurs nageoires et de leur queue. Elle apercevait la lune
et les étoiles plus pâles il est vrai à travers l'eau, mais plus grandes aussi
qu'à nos yeux. Si parfois un nuage noir glissait au-dessous d'elles, la petite
savait que c'était une baleine qui nageait dans la mer, ou encore un navire
portant de nombreux hommes, lesquels ne pensaient sûrement pas qu'une adorable
petite sirène, là, tout en bas, tendait ses fines mains blanches vers la quille
du bateau.
Vint le temps où l'aînée des princesses eut quinze ans et put
monter à la surface de la mer.
A son retour, elle avait mille choses à
raconter mais le plus grand plaisir, disait-elle, était de s'étendre au clair de
lune sur un banc de sable par une mer calme et de voir, tout près de la côte, la
grande ville aux lumières scintillantes comme des centaines d'étoiles,
d'entendre la musique et tout ce vacarme des voitures et des gens, d'apercevoir
tant de tours d'églises et de clochers, d'entendre sonner les cloches.
Justement, parce qu'elle ne pouvait y aller, c'était de cela qu'elle avait le
plus grand désir. Oh! comme la plus jeune sœur l'écoutait passionnément, et
depuis lors, le soir, lorsqu'elle se tenait près de la fenêtre ouverte et
regardait en haut à travers l'eau sombre et bleue, elle pensait à la grande
ville et à ses rumeurs, et il lui semblait entendre le son des cloches
descendant jusqu'à elle.
L'année suivante, ce fut le tour de la troisième
sœur. Elle était la plus hardie de toutes, aussi remonta-t-elle le cours d'un
large fleuve qui se jetait dans la mer. Elle vit de jolies collines vertes
couvertes de vignes, des châteaux et des fermes apparaissaient au milieu des
forêts, elle entendait les oiseaux chanter et le soleil ardent l'obligeait
souvent à plonger pour rafraîchir son visage brûlant.
Dans une petite
anse, elle rencontra un groupe d'enfants qui couraient tout nus et barbotaient
dans l'eau. Elle aurait aimé jouer avec eux, mais ils s'enfuirent effrayés, et
un petit animal noir - c'était un chien, mais elle n'en avait jamais vu - aboya
si férocement après elle qu'elle prit peur et nagea vers le large.
La
quatrième n'était pas si téméraire, elle resta au large et raconta que c'était
là précisément le plus beau. On voyait à des lieues autour de soi et le ciel,
au-dessus, semblait une grande cloche de verre. Elle avait bien vu des navires,
mais de très loin, ils ressemblaient à de grandes mouettes, les dauphins avaient
fait des culbutes et les immenses baleines avaient fait jaillir l'eau de leurs
narines, des centaines de jets d'eau.
Vint enfin le tour de la cinquième
sœur. Son anniversaire se trouvait en hiver, elle vit ce que les autres
n'avaient pas vu. La mer était toute verte, de- ci de-là flottaient de grands
icebergs dont chacun avait l'air d'une perle.
Elle était montée sur l'un
d'eux et tous les voiliers s'écartaient effrayés de l'endroit où elle était
assise, ses longs cheveux flottant au vent, mais vers le soir les nuages
obscurcirent le ciel, il y eut des éclairs et du tonnerre, la mer noire élevait
très haut les blocs de glace scintillant dans le zigzag de la foudre. Sur tous
les bateaux, on carguait les voiles dans l'angoisse et l'inquiétude, mais elle,
assise sur l'iceberg flottant, regardait la lame bleue de l'éclair tomber dans
la mer un instant illuminée.
La première fois que l'une des sœurs
émergeait à la surface de la mer, elle était toujours enchantée de la beauté, de
la nouveauté du spectacle, mais, devenues des filles adultes, lorsqu'elles
étaient libres d'y remonter comme elles le voulaient, cela leur devenait
indifférent, elles regrettaient leur foyer et, au bout d'un mois, elles disaient
que le fond de la mer c'était plus beau et qu'on était si bien chez soi !
Lorsque le soir les sœurs, se tenant par le bras, montaient à travers l'eau
profonde, la petite dernière restait toute seule et les suivait des yeux ; elle
aurait voulu pleurer, mais les sirènes n'ont pas de larmes et n'en souffrent que
davantage.
- Hélas ! que n'ai-je quinze ans ! soupirait-elle. Je sais que
moi j'aimerais le monde de là-haut et les hommes qui y construisent leurs
demeures.
- Eh bien, tu vas échapper à notre autorité, lui dit sa
grand-mère, la vieille reine douairière. Viens, que je te pare comme tes sœurs.
Elle mit sur ses cheveux une couronne de lys blancs dont chaque pétale était une
demi-perle et elle lui fit attacher huit huîtres à sa queue pour marquer sa
haute naissance.
- Cela fait mal, dit la petite.
- Il faut souffrir pour
être belle, dit la vieille.
Oh! que la petite aurait aimé secouer d'elle
toutes ces parures et déposer cette lourde couronne! Les fleurs rouges de son
jardin lui seyaient mille fois mieux, mais elle n'osait pas à présent en
changer.
-Au revoir, dit-elle, en s'élevant aussi légère et brillante qu'une
bulle à travers les eaux.
Le soleil venait de se coucher lorsqu'elle sortit
sa tête à la surface, mais les nuages portaient encore son reflet de rose et
d'or et, dans l'atmosphère tendre, scintillait l'étoile du soir, si douce et si
belle! L'air était pur et frais, et la mer sans un pli.
Un grand navire à
trois mâts se trouvait là, une seule voile tendue, car il n'y avait pas le
moindre souffle de vent, et tous à la ronde sur les cordages et les vergues, les
matelots étaient assis. On faisait de la musique, on chantait, et lorsque le
soir s'assombrit, on alluma des centaines de lumières de couleurs diverses. On
eût dit que flottaient dans l'air les drapeaux de toutes les nations.
La
petite sirène nagea jusqu'à la fenêtre du salon du navire et, chaque fois qu'une
vague la soulevait, elle apercevait à travers les vitres transparentes une
réunion de personnes en grande toilette. Le plus beau de tous était un jeune
prince aux yeux noirs ne paraissant guère plus de seize ans. C'était son
anniversaire, c'est pourquoi il y avait grande fête.
Les marins dansaient
sur le pont et lorsque Le jeune prince y apparut, des centaines de fusées
montèrent vers le ciel et éclatèrent en éclairant comme en plein jour. La petite
sirène en fut tout effrayée et replongea dans l'eau, mais elle releva bien vite
de nouveau la tête et il lui parut alors que toutes les étoiles du ciel
tombaient sur elle. Jamais elle n'avait vu pareille magie embrasée. De grands
soleils flamboyants tournoyaient, des poissons de feu s'élançaient dans l'air
bleu et la mer paisible réfléchissait toutes ces lumières. Sur le navire, il
faisait si clair qu'on pouvait voir le moindre cordage et naturellement les
personnes. Que le jeune prince était beau, il serrait les mains à la ronde,
tandis que la musique s'élevait dans la belle nuit !
Il se faisait tard mais
la petite sirène ne pouvait détacher ses regards du bateau ni du beau prince.
Les lumières colorées s'éteignirent, plus de fusées dans l'air, plus de canons,
seulement, dans le plus profond de l'eau un sourd grondement. Elle flottait sur
l'eau et les vagues la balançaient, en sorte qu'elle voyait l'intérieur du
salon. Le navire prenait de la vitesse, l'une après l'autre on larguait les
voiles, la mer devenait houleuse, de gros nuages parurent, des éclairs
sillonnèrent au loin le ciel. Il allait faire un temps épouvantable ! Alors,
vite les matelots replièrent les voiles. Le grand navire roulait dans une course
folle sur la mer démontée, les vagues, en hautes montagnes noires, déferlaient
sur le grand mât comme pour l'abattre, le bateau plongeait comme un cygne entre
les lames et s'élevait ensuite sur elles.
Les marins, eux, si la petite
sirène s'amusait de cette course, semblaient ne pas la goûter, le navire
craquait de toutes parts, les épais cordages ployaient sous les coups. La mer
attaquait. Bientôt le mât se brisa par le milieu comme un simple roseau, le
bateau prit de la bande, l'eau envahit la cale.
Alors seulement la petite
sirène comprit qu'il y avait danger, elle devait elle- même se garder des
poutres et des épaves tourbillonnant dans l'eau.
Un instant tout fut si noir
qu'elle ne vit plus rien et, tout à coup, le temps d'un éclair, elle les aperçut
tous sur le pont. Chacun se sauvait comme il pouvait. C'était le jeune prince
qu'elle cherchait du regard et, lorsque le bateau s'entrouvrit, elle le vit
s'enfoncer dans la mer profonde.
Elle en eut d'abord de la joie à la
pensée qu'il descendait chez elle, mais ensuite elle se souvint que les hommes
ne peuvent vivre dans l'eau et qu'il ne pourrait atteindre que mort le château
de son père.
Non ! il ne fallait pas qu'il mourût ! Elle nagea au milieu
des épaves qui pouvaient l'écraser, plongea profondément puis remonta très haut
au milieu des vagues, et enfin elle approcha le prince. Il n'avait presque plus
la force de nager, ses bras et ses jambes déjà s'immobilisaient, ses beaux yeux
se fermaient, il serait mort sans la petite sirène.
Quand vint le matin, la
tempête s'était apaisée, pas le moindre débris du bateau n'était en vue; le
soleil se leva, rouge et étincelant et semblant ranimer les joues du prince,
mais ses yeux restaient clos. La petite sirène déposa un baiser sur son beau
front élevé et repoussa ses cheveux ruisselants.
Elle voyait maintenant
devant elle la terre ferme aux hautes montagnes bleues couvertes de neige, aux
belles forêts vertes descendant jusqu'à la côte. Une église ou un cloître
s'élevait là - elle ne savait au juste, mais un bâtiment.
Des citrons et des
oranges poussaient dans le jardin et devant le portail se dressaient des
palmiers. La mer creusait là une petite crique à l'eau parfaitement calme, mais
très profonde, baignant un rivage rocheux couvert d'un sable blanc très fin.
Elle nagea jusque-là avec le beau prince, le déposa sur le sable en ayant soin
de relever sa tête sous les chauds rayons du soleil.
Les cloches se mirent à
sonner dans le grand édifice blanc et des jeunes filles traversèrent le jardin.
Alors la petite sirène s'éloigna à la nage et se cacha derrière quelque haut
récif émergeant de l'eau, elle couvrit d'écume ses cheveux et sa gorge pour
passer inaperçue et se mit à observer qui allait venir vers le pauvre prince.
Une jeune fille ne tarda pas à s'approcher, elle eut d'abord grand-peur,
mais un instant seulement, puis elle courut chercher du monde. La petite sirène
vit le prince revenir à lui, il sourit à tous à la ronde, mais pas à elle, il ne
savait pas qu'elle l'avait sauvé. Elle en eut grand-peine et lorsque le prince
eut été porté dans le grand bâtiment, elle plongea désespérée et retourna chez
elle au palais de son père.
Elle avait toujours été silencieuse et
pensive, elle le devint bien davantage. Ses sœurs lui demandèrent ce qu'elle
avait vu là-haut, mais elle ne raconta rien.
Bien souvent le soir et le
matin elle montait jusqu'à la place où elle avait laissé le prince. Elle vit
mûrir les fruits du jardin et elle les vit cueillir, elle vit la neige fondre
sur les hautes montagnes, mais le prince, elle ne le vit pas, et elle retournait
chez elle toujours plus désespérée.
A la fin elle n'y tint plus et se confia
à l'une de ses sœurs. Aussitôt les autres furent au courant, mais elles
seulement et deux ou trois autres sirènes qui ne le répétèrent qu'à leurs amies
les plus intimes. L'une d'elles savait qui était le prince, elle avait vu aussi
la fête à bord, elle savait d'où il était, où se trouvait son royaume.
-
Viens, petite sœur, dirent les autres princesses.
Et, s'enlaçant, elles
montèrent en une longue chaîne vers la côte où s'élevait le château du prince.
Par les vitres claires des hautes fenêtres on voyait les salons magnifiques
où pendaient de riches rideaux de soie et de précieuses portières. Les murs
s'ornaient, pour le plaisir des yeux, de grandes peintures. Dans la plus grande
salle chantait un jet d'eau jaillissant très haut vers la verrière du plafond.
Elle savait maintenant où il habitait et elle revint souvent, le
soir et la nuit. Elle s'avançait dans l'eau bien plus près du rivage qu'aucune
de ses sœurs n'avait osé le faire, oui, elle entra même dans l'étroit canal
passant sous le balcon de marbre qui jetait une longue ombre sur l'eau et là
elle restait à regarder le jeune prince qui se croyait seul au clair de lune.
Bien des nuits, lorsque les pêcheurs étaient en mer avec leurs torches, elle
les entendit dire du bien du jeune prince, elle se réjouissait de lui avoir
sauvé la vie lorsqu'il roulait à demi mort dans les vagues. Elle songeait au
poids de sa tête sur sa jeune poitrine et de quels fervents baisers elle l'avait
couvert. Lui ne savait rien de tout cela, il ne pouvait même pas rêver d'elle.
De plus en plus elle en venait à chérir les humains, de plus en plus elle
désirait pouvoir monter parmi eux, leur monde, pensait-elle, était bien plus
vaste que le sien. Ne pouvaient-ils pas sur leurs bateaux sillonner les mers,
escalader les montagnes bien au-dessus des nuages et les pays qu'ils possédaient
ne s'étendaient-ils pas en forêts et champs bien au-delà de ce que ses yeux
pouvaient saisir ?
Elle voulait savoir tant de choses pour
lesquelles ses sœurs n'avaient pas toujours de réponses, c'est pourquoi elle
interrogea sa vieille grand-mère, bien informée sur le monde d'en haut, comme
elle appelait fort justement les pays au-dessus de la mer.
- Si les hommes
ne se noient pas, demandait la petite sirène, peuvent-ils vivre toujours et ne
meurent-ils pas comme nous autres ici au fond de la mer ?
- Si, dit la
vieille, il leur faut mourir aussi et la durée de leur vie est même plus courte
que la nôtre. Nous pouvons atteindre trois cents ans, mais lorsque nous cessons
d'exister ici nous devenons écume sur les flots, sans même une tombe parmi ceux
que nous aimons. Nous n'avons pas d'âme immortelle, nous ne reprenons jamais
vie, pareils au roseau vert qui, une fois coupé, ne reverdit jamais.
Les
hommes au contraire ont une âme qui vit éternellement, qui vit lorsque leur
corps est retourné en poussière. Elle s'élève dans l'air limpide jusqu'aux
étoiles scintillantes.
De même que nous émergeons de la mer pour voir les
pays des hommes, ils montent vers des pays inconnus et pleins de délices que
nous ne pourrons voir jamais.
- Pourquoi n'avons-nous pas une âme éternelle
? dit la petite, attristée ; je donnerais les centaines d'années que j'ai à
vivre pour devenir un seul jour un être humain et avoir part ensuite au monde
céleste !
- Ne pense pas à tout cela, dit la vieille, nous vivons beaucoup
mieux et sommes bien plus heureux que les hommes là-haut.
- Donc, il faudra
que je meure et flotte comme écume sur la mer et n'entende jamais plus la
musique des vagues, ne voit plus les fleurs ravissantes et le rouge soleil. Ne
puis-je rien faire pour gagner une vie éternelle ?
- Non, dit la vieille, à
moins que tu sois si chère à un homme que tu sois pour lui plus que père et
mère, qu'il s'attache à toi de toutes ses pensées, de tout son amour, qu'il
fasse par un prêtre mettre sa main droite dans la tienne en te promettant
fidélité ici-bas et dans l'éternité. Alors son âme glisserait dans ton corps et
tu aurais part au bonheur humain. Il te donnerait une âme et conserverait la
sienne. Mais cela ne peut jamais arriver. Ce qui est ravissant ici dans la mer,
ta queue de poisson, il la trouve très laide là-haut sur la terre. Ils n'y
entendent rien, pour être beau, il leur faut avoir deux grossières colonnes
qu'ils appellent des jambes.
La petite sirène soupira et considéra sa queue
de poisson avec désespoir.
- Allons, un peu de gaieté, dit la vieille, nous
avons trois cents ans pour sauter et danser, c'est un bon laps de temps. Ce soir
il y a bal à la cour. Il sera toujours temps de sombrer dans le néant.
Ce bal fut, il est vrai, splendide, comme on n'en peut jamais voir sur
la terre. Les murs et le plafond, dans la grande salle, étaient d'un verre
épais, mais clair. Plusieurs centaines de coquilles roses et vert pré étaient
rangées de chaque côté et jetaient une intense clarté de feu bleue qui
illuminait toute la salle et brillait à travers les murs de sorte que la mer,
au-dehors, en était tout illuminée. Les poissons innombrables, grands et petits,
nageaient contre les murs de verre, luisants d'écailles pourpre ou étincelants
comme l'argent et l'or.
Au travers de la salle coulait un large fleuve sur
lequel dansaient tritons et sirènes au son de leur propre chant délicieux. La
voix de la petite sirène était la plus jolie de toutes, on l'applaudissait et
son cœur en fut un instant éclairé de joie car elle savait qu'elle avait la plus
belle voix sur terre et sous l'onde.
Mais très vite elle se reprit à
penser au monde au-dessus d'elle, elle ne pouvait oublier le beau prince ni son
propre chagrin de ne pas avoir comme lui une âme immortelle. C'est pourquoi elle
se glissa hors du château de son père et, tandis que là tout était chants et
gaieté, elle s'assit, désespérée, dans son petit jardin. Soudain elle entendit
le son d'un cor venant vers elle à travers l'eau.
- Il s'embarque sans
doute là-haut maintenant, celui que j'aime plus que père et mère, celui vers
lequel vont toutes mes pensées et dans la main de qui je mettrais tout le
bonheur de ma vie. J'oserais tout pour les gagner, lui et une âme immortelle.
Pendant que mes sœurs dansent dans le château de mon père, j'irai chez la
sorcière marine, elle m'a toujours fait si peur, mais peut-être pourra-t-elle me
conseiller et m'aider!
Alors la petite sirène sortit de son jardin et nagea
vers les tourbillons mugissants derrière lesquels habitait la sorcière. Elle
n'avait jamais été de ce côté où ne poussait aucune fleur, aucune herbe marine,
il n'y avait là rien qu'un fond de sable gris et nu s'étendant jusqu'au gouffre.
L'eau y bruissait comme une roue de moulin, tourbillonnait et arrachait tout ce
qu'elle pouvait atteindre et l'entraînait vers l'abîme. Il fallait à la petite
traverser tous ces terribles tourbillons pour arriver au quartier où habitait la
sorcière, et sur un long trajet il fallait passer au-dessus de vases chaudes et
bouillonnantes que la sorcière appelait sa tourbière. Au-delà s'élevait sa
maison au milieu d'une étrange forêt. Les arbres et les buissons étaient des
polypes, mi-animaux mi-plantes, ils avaient l'air de serpents aux centaines de
têtes sorties de terre. Toutes les branches étaient des bras, longs et visqueux,
aux doigts souples comme des vers et leurs anneaux remuaient de la racine à la
pointe. Ils s'enroulaient autour de tout ce qu'ils pouvaient saisir dans la mer
et ne lâchaient jamais prise.
Debout dans la forêt la petite sirène s'arrêta
tout effrayée, son cœur battait d'angoisse et elle fut sur le point de s'en
retourner, mais elle pensa au prince, à l'âme humaine et elle reprit courage.
Elle enroula, bien serrés autour de sa tête, ses longs cheveux flottants pour ne
pas donner prise aux polypes, croisa ses mains sur sa poitrine et s'élança comme
le poisson peut voler à travers l'eau, au milieu des hideux polypes qui
étendaient vers elle leurs bras et leurs doigts.
Elle arriva dans la
forêt à un espace visqueux où s'ébattaient de grandes couleuvres d'eau montrant
des ventres jaunâtres, affreux et gras. Au milieu de cette place s'élevait une
maison construite en ossements humains. La sorcière y était assise et donnait à
manger à un crapaud sur ses lèvres, comme on donne du sucre à un canari.
-
Je sais bien ce que tu veux, dit la sorcière, et c'est bien bête de ta part !
Mais ta volonté sera faite car elle t'apportera le malheur, ma charmante
princesse. Tu voudrais te débarrasser de ta queue de poisson et avoir à sa place
deux moignons pour marcher comme le font les hommes afin que le jeune prince
s'éprenne de toi, que tu puisses l'avoir, en même temps qu'une âme immortelle. A
cet instant, la sorcière éclata d'un rire si bruyant et si hideux que le crapaud
et les couleuvres tombèrent à terre et grouillèrent.
- Tu viens juste au bon
moment, ajouta-t-elle, demain matin, au lever du soleil, je n'aurais plus pu
t'aider avant une année entière. Je vais te préparer un breuvage avec lequel tu
nageras, avant le lever du jour, jusqu'à la côte et là, assise sur la grève, tu
le boiras. Alors ta queue se divisera et se rétrécira jusqu'à devenir ce que les
hommes appellent deux jolies jambes, mais cela fait mal, tu souffriras comme si
la lame d'une épée te traversait. Tous, en te voyant, diront que tu es la plus
ravissante enfant des hommes qu'ils aient jamais vue. Tu garderas ta démarche
ailée, nulle danseuse n'aura ta légèreté, mais chaque pas que tu feras sera
comme si tu marchais sur un couteau effilé qui ferait couler ton sang. Si tu
veux souffrir tout cela, je t'aiderai.
- Oui, dit la petite sirène d'une
voix tremblante en pensant au prince et à son âme immortelle.
- Mais
n'oublie pas, dit la sorcière, que lorsque tu auras une apparence humaine, tu ne
pourras jamais redevenir sirène, jamais redescendre auprès de tes sœurs dans le
palais de ton père. Et si tu ne gagnes pas l'amour du prince au point qu'il
oublie pour toi son père et sa mère, qu'il s'attache à toi de toutes ses pensées
et demande au pasteur d'unir vos mains afin que vous soyez mari et femme, alors
tu n'auras jamais une âme immortelle. Le lendemain matin du jour où il en
épouserait une autre, ton cœur se briserait et tu ne serais plus qu'écume sur la
mer.
- Je le veux, dit la petite sirène, pâle comme une morte.
- Mais
moi, il faut aussi me payer, dit la sorcière, et ce n'est pas peu de chose que
je te demande. Tu as la plus jolie voix de toutes ici-bas et tu crois sans doute
grâce à elle ensorceler ton prince, mais cette voix, il faut me la donner. Le
meilleur de ce que tu possèdes, il me le faut pour mon précieux breuvage ! Moi,
j'y mets de mon sang afin qu'il soit coupant comme une lame à deux tranchants.
- Mais si tu prends ma voix, dit la petite sirène, que me restera-t-il ?
- Ta forme ravissante, ta démarche ailée et le langage de tes yeux, c'est
assez pour séduire un cœur d'homme. Allons, as-tu déjà perdu courage ? Tends ta
jolie langue, afin que je la coupe pour me payer et je te donnerai le philtre
tout puissant.
- Qu'il en soit ainsi, dit la petite sirène, et la sorcière
mit son chaudron sur le feu pour faire cuire la drogue magique.
- La
propreté est une bonne chose, dit-elle en récurant le chaudron avec les
couleuvres dont elle avait fait un nœud.
Elle s'égratigna le sein et
laissa couler son sang épais et noir. La vapeur s'élevait en silhouettes
étranges, terrifiantes. A chaque instant la sorcière jetait quelque chose dans
le chaudron et la mixture se mit à bouillir, on eût cru entendre pleurer un
crocodile. Enfin le philtre fut à point, il était clair comme l'eau la plus pure
!
- Voilà, dit la sorcière et elle coupa la langue de la petite sirène.
Muette, elle ne pourrait jamais plus ni chanter, ni parler.
- Si les polypes
essayent de t'agripper, lorsque tu retourneras à travers la forêt, jette une
seule goutte de ce breuvage sur eux et leurs bras et leurs doigts se briseront
en mille morceaux.
La petite sirène n'eut pas à le faire, les polypes
reculaient effrayés en voyant le philtre lumineux qui brillait dans sa main
comme une étoile. Elle traversa rapidement la forêt, le marais et le courant
mugissant. Elle était devant le palais de son père. Les lumières étaient
éteintes dans la grande salle de bal, tout le monde dormait sûrement, et elle
n'osa pas aller auprès des siens maintenant qu'elle était muette et allait les
quitter pour toujours. Il lui sembla que son cœur se brisait de chagrin. Elle se
glissa dans le jardin, cueillit une fleur du parterre de chacune de ses sœurs,
envoya de ses doigts mille baisers au palais et monta à travers l'eau sombre et
bleue de la mer. Le soleil n'était pas encore levé lorsqu'elle vit le palais du
prince et gravit les degrés du magnifique escalier de marbre. La lune brillait
merveilleusement claire. La petite sirène but l'âpre et brûlante mixture, ce fut
comme si une épée à deux tranchants fendait son tendre corps, elle s'évanouit et
resta étendue comme morte. Lorsque le soleil resplendit au-dessus des flots,
elle revint à elle et ressentit une douleur aiguë. Mais devant elle, debout, se
tenait le jeune prince, ses yeux noirs fixés si intensément sur elle qu'elle en
baissa les siens et vit qu'à la place de sa queue de poisson disparue, elle
avait les plus jolies jambes blanches qu'une jeune fille pût avoir. Et comme
elle était tout à fait nue, elle s'enveloppa dans sa longue chevelure.
Le
prince demanda qui elle était, comment elle était venue là, et elle leva vers
lui doucement, mais tristement, ses grands yeux bleus puis qu'elle ne pouvait
parler.
Alors il la prit par la main et la conduisit au palais. A chaque
pas, comme la sorcière l'en avait prévenue, il lui semblait marcher sur des
aiguilles pointues et des couteaux aiguisés, mais elle supportait son mal. Sa
main dans la main du prince, elle montait aussi légère qu'une bulle et lui-même
et tous les assistants s'émerveillèrent de sa démarche gracieuse et ondulante.
On lui fit revêtir les plus précieux vêtements de soie et de mousseline,
elle était au château la plus belle, mais elle restait muette. Des esclaves
ravissantes, parées de soie et d'or, venaient chanter devant le prince et ses
royaux parents. L'une d'elles avait une voix plus belle encore que les autres.
Le prince l'applaudissait et lui souriait, alors une tristesse envahit la petite
sirène, elle savait qu'elle-même aurait chanté encore plus merveilleusement et
elle pensait : « Oh! si seulement il savait que pour rester près de lui, j'ai
renoncé à ma voix à tout jamais ! »
Puis les esclaves commencèrent à
exécuter au son d'une musique admirable, des danses légères et gracieuses. Alors
la petite sirène, élevant ses beaux bras blancs, se dressa sur la pointe des
pieds et dansa avec plus de grâce qu'aucune autre. Chaque mouvement révélait
davantage le charme de tout son être et ses yeux s'adressaient au cœur plus
profondément que le chant des esclaves.
Tous en étaient enchantés et surtout
le prince qui l'appelait sa petite enfant trouvée.
Elle continuait à
danser et danser mais chaque fois que son pied touchait le sol, C'était comme si
elle avait marché sur des couteaux aiguisés. Le prince voulut l'avoir toujours
auprès de lui, il lui permit de dormir devant sa porte sur un coussin de
velours.
Il lui fit faire un habit d'homme pour qu'elle pût le suivre à
cheval. Ils chevauchaient à travers les bois embaumés où les branches vertes lui
battaient les épaules, et les petits oiseaux chantaient dans le frais feuillage.
Elle grimpa avec le prince sur les hautes montagnes et quand ses pieds si
délicats saignaient et que les autres s'en apercevaient, elle riait et le
suivait là- haut d'où ils admiraient les nuages défilant au-dessous d'eux comme
un vol d'oiseau migrateur partant vers des cieux lointains.
La nuit, au
château du prince, lorsque les autres dormaient, elle sortait sur le large
escalier de marbre et, debout dans l'eau froide, elle rafraîchissait ses pieds
brûlants. Et puis, elle pensait aux siens, en bas, au fond de la mer.
Une
nuit elle vit ses sœurs qui nageaient enlacées, elles chantaient tristement et
elle leur fit signe. Ses sœurs la reconnurent et lui dirent combien elle avait
fait de peine à tous. Depuis lors, elles lui rendirent visite chaque soir, une
fois même la petite sirène aperçut au loin sa vieille grand-mère qui depuis bien
des années n'était montée à travers la mer et même le roi, son père, avec sa
couronne sur la tête. Tous deux lui tendaient le bras mais n'osaient s'approcher
au- tant que ses sœurs.
De jour en jour, elle devenait plus chère au prince
; il l'aimait comme on aime un gentil enfant tendrement chéri, mais en faire une
reine ! Il n'en avait pas la moindre idée, et c'est sa femme qu'il fallait
qu'elle devînt, sinon elle n'aurait jamais une âme immortelle et, au matin qui
suivrait le jour de ses noces, elle ne serait plus qu'écume sur la mer.
- Ne
m'aimes-tu pas mieux que toutes les autres ? semblaient dire les yeux de la
petite sirène quand il la prenait dans ses bras et baisait son beau front.
-
Oui, tu m'es la plus chère, disait le prince, car ton cœur est le meilleur, tu
m'est la plus dévouée et tu ressembles à une jeune fille une fois aperçue, mais
que je ne retrouverai sans doute jamais. J'étais sur un vaisseau qui fit
naufrage, les vagues me jetèrent sur la côte près d'un temple desservi par
quelques jeunes filles ; la plus jeune me trouva sur le rivage et me sauva la
vie. Je ne l'ai vue que deux fois et elle est la seule que j'eusse pu aimer
d'amour en ce monde, mais toi tu lui ressembles, tu effaces presque son image
dans mon âme puisqu'elle appartient au temple. C'est ma bonne étoile qui t'a
envoyée à moi. Nous ne nous quitterons jamais.
" Hélas ! il ne sait pas que
c'est moi qui ai sauvé sa vie ! pensait la petite sirène. Je l'ai porté sur les
flots jusqu'à la forêt près de laquelle s'élève le temple, puis je me cachais
derrière l'écume et regardais si personne ne viendrait. J'ai vu la belle jeune
fille qu'il aime plus que moi. "
La petite sirène poussa un profond soupir.
Pleurer, elle ne le pouvait pas.
- La jeune fille appartient au lieu saint,
elle n'en sortira jamais pour retourner dans le monde, ils ne se rencontreront
plus, moi, je suis chez lui, je le vois tous les jours, je le soignerai, je
l'adorerai, je lui dévouerai ma vie.
Mais voilà qu'on commence à
murmurer que le prince va se marier, qu'il épouse la ravissante jeune fille du
roi voisin, que c'est pour cela qu'il arme un vaisseau magnifique ... On dit que
le prince va voyager pour voir les Etats du roi voisin, mais c'est plutôt pour
voir la fille du roi voisin et une grande suite l'accompagnera ... Mais la
petite sirène secoue la tête et rit, elle connaît les pensées du prince bien
mieux que tous les autres.
- Je dois partir en voyage, lui avait-il dit. Je
dois voir la belle princesse, mes parents l'exigent, mais m'obliger à la ramener
ici, en faire mon épouse, cela ils n'y réussiront pas, je ne peux pas l'aimer
d'amour, elle ne ressemble pas comme toi à la belle jeune fille du temple. Si je
devais un jour choisir une épouse ce serait plutôt toi, mon enfant trouvée qui
ne dis rien, mais dont les yeux parlent.
Et il baisait ses lèvres rouges,
jouait avec ses longs cheveux et posait sa tête sur son cœur qui se mettait à
rêver de bonheur humain et d'une âme immortelle.
- Toi, tu n'as sûrement pas
peur de la mer, ma petite muette chérie ! lui dit-il lorsqu'ils montèrent à bord
du vaisseau qui devait les conduire dans le pays du roi voisin.
Il lui
parlait de la mer tempétueuse et de la mer calme, des étranges poissons des
grandes profondeurs et de ce que les plongeurs y avaient vu. Elle souriait de ce
qu'il racontait, ne connaissait-elle pas mieux que quiconque le fond de l'océan?
Dans la nuit, au clair de lune, alors que tous dormaient à bord, sauf le marin
au gouvernail, debout près du bastingage elle scrutait l'eau limpide, il lui
semblait voir le château de son père et, dans les combles, sa vieille grand-
mère, couronne d'argent sur la tête, cherchant des yeux à travers les courants
la quille du bateau. Puis ses sœurs arrivèrent à la surface, la regardant
tristement et tordant leurs mains blanches. Elle leur fit signe, leur sourit,
voulut leur dire que tout allait bien, qu'elle était heureuse, mais un mousse
s'approchant, les sœurs replongèrent et le garçon demeura persuadé que cette
blancheur aperçue n'était qu'écume sur l'eau.
Le lendemain matin le vaisseau
fit son entrée dans le port splendide de la capitale du roi voisin. Les cloches
des églises sonnaient, du haut des tours on soufflait dans les trompettes tandis
que les soldats sous les drapeaux flottants présentaient les armes.
Chaque
jour il y eut fête; bals et réceptions se succédaient mais la princesse ne
paraissait pas encore. On disait qu'elle était élevée au loin, dans un couvent
où lui étaient enseignées toutes les vertus royales.
Elle vint, enfin !
La petite sirène était fort impatiente de juger de sa beauté. Il lui fallut
reconnaître qu'elle n'avait jamais vu fille plus gracieuse. Sa peau était douce
et pâle et derrière les longs cils deux yeux fidèles, d'un bleu sombre,
souriaient. C'était la jeune fille du temple ...
- C'est toi ! dit le
prince, je te retrouve - toi qui m'as sauvé lorsque je gisais comme mort sur la
grève ! Et il serra dans ses bras sa fiancée rougissante. Oh ! je suis trop
heureux, dit-il à la petite sirène. Voilà que se réalise ce que je n'eusse
jamais osé espérer. Toi qui m'aimes mieux que tous les autres, tu te réjouiras
de mon bonheur.
La petite sirène lui baisait les mains, mais elle sentait
son cœur se briser. Ne devait-elle pas mourir au matin qui suivrait les noces ?
Mourir et n'être plus qu'écume sur la mer !
Des hérauts parcouraient les
rues à cheval proclamant les fiançailles. Bientôt toutes les cloches des églises
sonnèrent, sur tous les autels des huiles parfumées brûlaient dans de précieux
vases d'argent, les prêtres balancèrent les encensoirs et les époux se tendirent
la main et reçurent la bénédiction de l'évêque.
La petite sirène, vêtue de
soie et d'or, tenait la traîne de la mariée mais elle n'entendait pas la musique
sacrée, ses yeux ne voyaient pas la cérémonie sainte, elle pensait à la nuit de
sa mort, à tout ce qu'elle avait perdu en ce monde.
Le soir même les époux
s'embarquèrent aux salves des canons, sous les drapeaux flottants.
Au milieu
du pont, une tente d'or et de pourpre avait été dressée, garnie de coussins
moelleux où les époux reposeraient dans le calme et la fraîcheur de la nuit.
Les voiles se gonflèrent au vent et le bateau glissa sans effort et sans
presque se balancer sur la mer limpide. La nuit venue on alluma des lumières de
toutes les couleurs et les marins se mirent à danser.
La petite sirène
pensait au soir où, pour la première fois, elle avait émergé de la mer et avait
aperçu le même faste et la même joie. Elle se jeta dans le tourbillon de la
danse, ondulant comme ondule un cygne pourchassé et tout le monde l'acclamait et
l'admirait : elle n'avait jamais dansé si divinement. Si des lames aiguës
transperçaient ses pieds délicats, elle ne les sentait même pas, son cœur était
meurtri d'une bien plus grande douleur. Elle savait qu'elle le voyait pour la
dernière fois, lui, pour lequel elle avait abandonné les siens et son foyer,
perdu sa voix exquise et souffert chaque jour d'indicibles tourments, sans qu'il
en eût connaissance. C'était la dernière nuit où elle respirait le même air que
lui, la dernière fois qu'elle pouvait admirer cette mer profonde, ce ciel plein
d'étoiles.
La nuit éternelle, sans pensée et sans rêve, l'attendait, elle
qui n'avait pas d'âme et n'en pouvait espérer.
Sur le navire tout fut
plaisir et réjouissance jusque bien avant dans la nuit. Elle dansait et riait
mais la pensée de la mort était dans son cœur. Le prince embrassait son exquise
épouse qui caressait les cheveux noirs de son époux, puis la tenant à son bras
il l'amena se reposer sous la tente splendide.
Alors, tout fut silence et
calme sur le navire. Seul veillait l'homme à la barre. La petite sirène appuya
ses bras sur le bastingage et chercha à l'orient la première lueur rose de
l'aurore, le premier rayon du soleil qui allait la tuer.
Soudain elle vit
ses sœurs apparaître au-dessus de la mer. Elles étaient pâles comme elle-même,
leurs longs cheveux ne flottaient plus au vent, on les avait coupés.
- Nous
les avons sacrifiés chez la sorcière pour qu'elle nous aide, pour que tu ne
meures pas cette nuit. Elle nous a donné un couteau. Le voici. Regarde comme il
est aiguisé ... Avant que le jour ne se lève, il faut que tu le plonges dans le
cœur du prince et lorsque son sang tout chaud tombera sur tes pieds, ils se
réuniront en une queue de poisson et tu redeviendras sirène. Tu pourras
descendre sous l'eau jusque chez nous et vivre trois cents ans avant de devenir
un peu d'écume salée. Hâte-toi ! L'un de vous deux doit mourir avant l'aurore.
Notre vieille grand-mère a tant de chagrin qu'elle a, comme nous, laissé couper
ses cheveux blancs par les ciseaux de la sorcière. Tue le prince, et
reviens-nous. Hâte-toi ! Ne vois-tu pas déjà cette traînée rose à l'horizon ?
Dans quelques minutes le soleil se lèvera et il te faudra mourir.
Un soupir
étrange monta à leurs lèvres et elles s'enfoncèrent dans les vagues. La petite
sirène écarta le rideau de pourpre de la tente, elle vit la douce épousée
dormant la tête appuyée sur l'épaule du prince. Alors elle se pencha et posa un
baiser sur le beau front du jeune homme. Son regard chercha le ciel de plus en
plus envahi par l'aurore, puis le poignard pointu, puis à nouveau le prince,
lequel, dans son sommeil, murmurait le nom de son épouse qui occupait seule ses
pensées, et le couteau trembla dans sa main. Alors, tout à coup, elle le lança
au loin dans les vagues qui rougirent à l'endroit où il toucha les flots comme
si des gouttes de sang jaillissaient à la surface. Une dernière fois, les yeux
voilés, elle contempla le prince et se jeta dans la mer où elle sentit son corps
se dissoudre en écume.
Maintenant le soleil surgissait majestueusement
de la mer. Ses rayons tombaient doux et chauds sur l'écume glacée et la petite
sirène ne sentait pas la mort. Elle voyait le clair soleil et, au-dessus d'elle,
planaient des centaines de charmants êtres transparents. A travers eux, elle
apercevait les voiles blanches du navire, les nuages roses du ciel, leurs voix
étaient mélodieuses, mais si immatérielles qu'aucune oreille terrestre ne
pouvait les capter, pas plus qu'aucun regard humain ne pouvait les voir. Sans
ailes, elles flottaient par leur seule légèreté à travers l'espace. La petite
sirène sentit qu'elle avait un corps comme le leur, qui s'élevait de plus en
plus haut au-dessus de l'écume.
- Où vais-je ? demanda-t-elle. Et sa voix,
comme celle des autres êtres, était si immatérielle qu'aucune musique humaine ne
peut l'exprimer.
- Chez les filles de l'air, répondirent-elles. Une sirène
n'a pas d'âme immortelle, ne peut jamais en avoir, à moins de gagner l'amour
d'un homme. C'est d'une volonté étrangère que dépend son existence éternelle.
Les filles de l'air n'ont pas non plus d'âme immortelle, mais elles peuvent, par
leurs bonnes actions, s'en créer une. Nous nous envolons vers les pays chauds où
les effluves de la peste tuent les hommes, nous y soufflons la fraîcheur. Nous
répandons le parfum des fleurs dans l'atmosphère et leur arôme porte le
réconfort et la guérison. Lorsque durant trois cents ans nous nous sommes
efforcées de faire le bien, tout le bien que nous pouvons, nous obtenons une âme
immortelle et prenons part à l'éternelle félicité des hommes. Toi, pauvre petite
sirène, tu as de tout cœur cherché le bien comme nous, tu as souffert et
supporté de souffrir, tu t'es haussée jusqu'au monde des esprits de l'air,
maintenant tu peux toi-même, par tes bonnes actions, te créer une âme immortelle
dans trois cents ans.Alors, la petite sirène leva ses bras transparents vers le
soleil de Dieu et, pour la première fois, des larmes montèrent à ses yeux.
Sur le bateau, la vie et le bruit avaient repris, elle vit le prince et
sa belle épouse la chercher de tous côtés, elle les vit fixer tristement leurs
regards sur l'écume dansante , comme s'ils avaient deviné qu'elle s'était
précipitée dans les vagues. Invisible elle baisa le front de l'époux, lui sourit
et avec les autres filles de l'air elle monta vers les nuages roses qui
voguaient dans l'air.
- Dans trois cents ans, nous entrerons ainsi au
royaume de Dieu.
- Nous pouvons même y entrer avant, murmura l'une d'elles.
Invisibles nous pénétrons dans les maisons des hommes où il y a des enfants et,
chaque fois que nous trouvons un enfant sage, qui donne de la joie à ses parents
et mérite leur amour, Dieu raccourcit notre temps d'épreuve.
Lorsque nous
voltigeons à travers la chambre et que de bonheur nous sourions, l'enfant ne
sait pas qu'un an nous est soustrait sur les trois cents, mais si nous trouvons
un enfant cruel et méchant, il nous faut pleurer de chagrin et chaque larme
ajoute une journée à notre temps d'épreuve.
FIN
~ LA PRINCESSE AU PETIT POIS ~
Il
était une fois un prince qui voulait épouser une princesse, mais une vraie
princesse. Il fit le tour de la terre pour en trouver une mais il y avait
toujours quelque chose qui clochait ; des princesses, il n'en manquait pas, mais
étaient-elles de vraies princesses ? C'était difficile à apprécier, toujours une
chose ou l'autre ne lui semblait pas parfaite. Il rentra chez lui tout triste,
il aurait tant voulu avoir une véritable princesse.
Un soir, par un temps
affreux, éclairs et tonnerre, cascade de pluie que c'en était effrayant, on
frappa à la porte de la ville et le vieux roi lui-même alla
ouvrir.
C'était une princesse qui était là dehors. Mais grands dieux ! de
quoi avait-elle l'air dans cette pluie, par ce temps ! L'eau coulait de ses
cheveux et de ses vêtements, entrait par la pointe de ses chaussures et
ressortait par le talon ... et elle prétendait être une véritable princesse
!
- Nous allons bien voir ça, pensait la vieille reine, mais elle ne dit
rien. elle alla dans la chambre à coucher, retira la literie et mit un petit
pois au fond du lit ; elle prit ensuite vingt matelas qu'elle empila sur le
petit pois et, par-dessus, elle mit encore vingt édredons en plumes d'eider.
C'est là-dessus que la princesse devrait coucher cette nuit-là.
Au matin,
on lui demanda comment elle avait dormi.
- Affreusement mal,
répondit-elle, je 'n'ai presque pas fermé l'oeil de la nuit. Dieu sait ce qu'il
y avait dans ce lit. J'étais couchée sur quelque chose de si dur que j'en ai des
bleus et des noirs sur tout le corps ! C'est terrible !
Alors, ils
reconnurent que c'était une vraie princesse puisque, à travers les vingt matelas
et les vingt édredons en plume d'eider, elle avait senti le petit pois. Une peau
aussi sensible ne pouvait être que celle d'une authentique princesse.
Le
prince la prit donc pour femme, sûr maintenant d'avoir une vraie princesse et le
petit pois fut exposé dans le cabinet des trésors d'art, où on peut encore le
voir si personne ne l'a emporté.
Et ceci est une vraie histoire.
FIN